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Les combats de B’chira Ben M’Rad

Parler du mouvement féminin en Tunisie, c’est évoquer avant tout le nom de B’chira Ben M’rad, qui fut la première femme à penser, à partir des années 30, à organiser l’action des femmes pour la libération de la Tunisie. Nous vous présentons ci-après un aperçu de ses différents combats qui imposent le respect.

S’il existe dans notre inconscient collectif une distinction suprême pour qualifier l’action militante, c’est bien celle de «combattant suprême», et on se demande, au vu de ce qui suit, si B’chira ben M’rad n’aurait pas été plus digne de la porter.

I – Son combat pour l’instruction

B’chira était passionnée de lecture et avide de connaissances, et son engouement pour l’instruction fut son premier combat. Elle entre à l’école coranique à l’âge de 5 ans.

A l’âge de 9 ans, son père l’inscrit à l’école de Nahj el Pacha, avec ses sœurs et cousines qui habitaient la même maison familiale.  Le jour de la rentrée des classes, B’chira était avec ses sœurs et ses cousines, elles portaient toutes la même tenue : des tabliers noirs aux cols blancs et avaient toutes leur cartable. Elles étaient heureuses…

Une année plus tard, elle quitta l’école sur un ordre de son oncle paternel. Sa mère, Salouha Belkhodja, venait de décéder.

Mohamed Salah Ben M’rad, le père de B’chira, ne pouvait contrer le diktat de son frère ainé mais procéda autrement: c’est ainsi que B’chira et ses sœurs eurent, pendant 7 ans, le meilleur enseignement Zitounien avec les professeurs Mohamed Manachou, Frej Abbès, Mohamed Boudhina … Elles apprenaient le Fikh, la grammaire, le calcul, sans compter l’apport de son grand-père paternel, le Cheikh H’mida Ben M’rad, Mufti et professeur de logique à la Zitouna, surnommé affectueusement par ses disciples, Cheikh el Mantik (logique) qui leur enseigna le raisonnement logique et le syllogisme du grand Farabi. B’chira excellait en tout, et si elle n’a pas pu aller à la Zitouna, ce fut la Zitouna qui vint vers elle.

B’chira possédait d’autres talents: c’était une vraie sanafa, elle savait coudre, broder au fil de soie, créer des bijoux à base d’ambre et jouer du piano.

Le jour de son mariage, B’chira avait 17 ans. Elle jeta un dernier coup d’œil à son bureau et demanda à Om Héni, sa sœur cadette, de ne toucher à rien! Elle s’accordait le privilège de le retrouver comme elle l’avait laissé et quand bon lui semblerait. Elle pensait revenir car il lui était impossible d’envisager de vivre sans ses sœurs!

II – Son combat à l’UFM

B’chira fonde, en 1936, l’Union des Femmes Musulmanes, une association qui se donne 3 objectifs: Réunir les femmes, répandre la culture auprès d’elles et les instruire. Elle écrit qu’elle veut vouer sa vie aux personnes de son sexe.

La formation UFM s’est constituée à partir du foyer du Cheikh Mohamed Salah Ben M’rad. B’chira en assurera la présidence depuis sa création jusqu’à sa dissolution, en 1956.

Elle réunit autour d’elle un bureau permanent d’une dizaine de membres: Ses sœurs Hamida Zahar, (secrétaire générale), Néjiba Karoui et Essia Ben Miled ainsi que Tewhida Ben Cheikh (première femme médecin de Tunisie), Badra Ben Mustapha (première femme infirmière de Tunisie), Nabiha ben Miled (qui adhérera en 1944 à l’UFT, proche du parti communiste), Hassiba Ghileb, Souad Ben Mahmoud, Naïma Ben Salah, Jalila Mzali, Mongia Ben Ezzedine.

D’autres femmes s’y sont jointes, au titre de militantes du Mouvement National : Wassila Ben Ammar (future épouse du président Bourguiba), Radhia Haddad et Fathia Mzali.

Interrogée en 1952 par un journaliste de la revue Al Moustama’a al Arabi, sur les circonstances de la création de la première Association, elle répondit: «… L’année 1935 fut marquée par une effervescence politique, il y a eu de nombreux évènements nationaux et seuls les hommes luttaient. J’ai ressenti que la femme devait participer à cette lutte et accomplir son devoir envers sa patrie. A ce moment, beaucoup de hautes personnalités furent arrêtées et éloignées du pays. J’ai lancé un appel à 1.500 femmes des grandes familles, mais 15 seulement y répondirent. Une semaine après, j’en ai appelé d’autres. 50 sont venues. Mais elles n’étaient pas venues pour me soutenir, mais pour me blâmer».

Une année passa, les réunions se poursuivaient. Petit à petit, les Tunisiennes commencèrent à se rendre compte de l’existence de l’UFM et à l’encourager. La presse commença également à publier des articles sur son action.

Pour éviter une confrontation directe avec la puissance coloniale, B’chira milita officiellement dans un cadre religieux en revendiquant les droits prescrits dans le Coran jusqu’à l’autorisation des statuts de l’UFM en 1951. La connotation religieuse de l’association était principalement due à l’existence d’autres organisations chrétiennes ou juives.

III – Son combat féministe

B’chira se révolte très tôt contre la condition des femmes dont le temps est consacré uniquement à s’occuper des enfants et de leur famille et maintenues dans l’ignorance la plus totale de la vie publique.

Elle perdit sa mère alors qu’elle avait 10 ans. Elle construit donc sa féminité à la fois toute seule et en s’identifiant à 2 grandes dames: l’Egyptienne Houda Charâaoui, qui a jeté publiquement son voile dans le Nil et qui a combattu le colonisateur anglais au péril de sa vie. Houda Charâaoui publiait un journal el massriya que B’chira lisait régulièrement. Elle admirait également Aziza Othmana qui a défendu les droits des enfants, des femmes et aussi les droits de l’homme et qui dépensait sa fortune de fille de Dey pour affranchir les esclaves.

Elle défend avec acharnement l’idée que l’islam ne s’oppose pas à la liberté de la femme ni à son instruction, bien au contraire! Son père, Mohamed Salah ben M’rad, Cheickh islam hanfi la soutient ! B’chira rencontre néanmoins une réaction farouche d’une partie des cheikhs de la Zitouna qui s’opposent à cette instruction et à leur sortie de leurs foyers. Elle ne cédera pas et leur répondra dans son journal «Tounès el fatat» qu’elle fonde en 1938.

Le pouvoir politique s’oppose aussi à son projet. D’abord, Ahmed Bey lui envoie une lettre écrite par la main de son Premier ministre pour exprimer son refus de développer l’instruction des femmes; ensuite la France, qui refuse d’accorder le visa pour l’association (ce n’est qu’en 1951 que les statuts de l’UFM furent agréés).

Elle méprisera le Bey et ignorera la France. Elle sera souvent interrogée par la gendarmerie et elle sera même arrêtée pendant plusieurs jours, mais elle continua. La “Main rouge“ la menace en mettant une bombe près de sa maison, qui, par chance, n’éclate pas.

Elle réunit de plus en plus de femmes d’abord dans les maisons, en cachette de la gendarmerie française, puis dans des lieux publics. De quelques femmes, le mouvement passera à des milliers. Elle crée des sections dans la banlieue de Tunis (Hammam-Lif, La Marsa) puis dès les années 40, dans les autres régions du pays (Nabeul, Sfax, Le Kef, Tataouine…).

B’chira avec Habib Bourguiba

Elle forme une jeunesse féminine qu’elle encourage à s’habiller sans voile (jupes à mi-mollet en été et manteaux en hiver), à faire du théâtre et du scoutisme, et les envoie même à l’étranger, par exemple, en Algérie (habibèt el kachafa).

IV – Son combat politique

Très tôt, vers l’âge de 13 ans, elle surprend une conversation entre Mahmoud el Materi et d’autres résistants qui veulent lutter contre la présence française en Tunisie. Elle n’a pas le droit de se mélanger à ce groupe d’hommes, mais elle écoute tout, et prend conscience que le pays est en danger.

Deux ans après la création de l’UFM, B’chira apporte son soutien à Ali Belhouane. Le 8 avril 1938, une grande manifestation arrive de Bab Souika devant l’actuel Consulat de France. Sur une tribune, Ali Belhaouane fait un vibrant discours, défendant l’idée d’une «houkouma watania tounnssia», à côté de lui, se tenait B’chira en sefsari. La foule des hommes est immense et tous se demandaient qui était-elle? Elle avait emmené avec elle un petit groupe de femmes et d’enfants. Le lendemain, 9 avril 1938, le gouvernement français donne l’ordre de tirer! Une centaine de morts!

 

B’chira reçoit Habib Bourguiba régulièrement chez elle, se concertant sur les actions de la résistance. Elle devient, au travers de son association, un incontournable collecteur de fonds pour le parti destourien.

De plus, c’est elle qui organise la rencontre entre le pouvoir beylical et le Destour. En vrai stratège, elle introduira Bourguiba auprès de Lamine Bey dans sa résidence d’été à Hammam-Lif. A partir de ce jour, les deux pouvoirs se concerteront régulièrement pour la libération de la Tunisie.

Les relations de B’chira avec la centrale syndicale étaient très étroits. Farhat Hached venait la voir régulièrement pour lui apporter son soutien. Elle confiait à si Farhat, comme elle disait, des textes manuscrits qu’il se chargeait d’imprimer. Avant leur distribution, ces «tracts» étaient souvent cachés chez sa sœur Néjiba qui habitait la rue El Monastiri à Bab Souika.

C’est d’ailleurs à partir de Bab Souika que B’chira organisait des manifestations et des marches contre le pouvoir colonial, jusque devant le palais de Lamine Bey, réclamant un «barlamène tounssi».

Farhat Hached, l’UGTT et le Parti destourien la soutenaient en participant à ces marches, mais de l’autre côté du trottoir, car à l’époque, les sexes ne se mélangeaient pas trop.

Pendant 20 ans, B’chira milita jusqu’à l’indépendance de la Tunisie. Son combat fut aussi bien politique que social, puisqu’elle collecta des fonds non seulement pour les activités politiques de son association, mais aussi pour financer les étudiants tunisiens poursuivant leurs études à l’étranger, en leur envoyant de l’argent mais aussi des colis de nourriture: Jallouli Farès, Mongi Slim, Rachid Driss, Habib Bourguiba, Béhi Ladgham, Ahmed Ben Miled, Slaheddine Bouchoucha, Mongi Baly, Mohamed Belhassine, Sadok el Mokaddem, Chédli Klibi, Hédi Nouira… purent ainsi bénéficier de son aide.

B’chira n’était adhérente à aucun parti. Elle représentait à l’époque ce que nous appellerions aujourd’hui la société civile. Mais à l’indépendance, tout son combat fut effacé de la mémoire collective des Tunisiens par Bourguiba, comme si elle n’avait jamais existé!

«Fatma 75», un film (réalisé par Selma Baccar, première femme réalisatrice d’un long métrage en Tunisie) qui relate l’histoire et l’évolution de la condition féminine en Tunisie avait été censuré sans aucune explication (il parlait de B’chira ben M’rad) alors qu’il avait été commandé par le ministère tunisien de la Culture.

«Certes, Bourguiba était pour l’émancipation des femmes mais les droits octroyés aux Tunisiennes en 1956 n’ont jamais été un cadeau offert sur un plateau d’argent. L’acquisition de ces droits est le résultat de la précieuse participation des femmes à la lutte de libération nationale», dira plus tard B’chira.

V – Son combat moderniste

Fille d’un Cheikh el Islam, elle était profondément croyante, porteuse d’un islam hanéfite moderne, défendant l’Ijtihad et la liberté de la femme. Connaissant parfaitement bien le Coran, elle en tire et défend les valeurs de liberté et de Moussawet, suivant la voie d’Ibn Rûchd et Ibn Arabi.

Présidente de l’Union des Femmes Musulmanes (UFM), elle prit pour habitude de séparer la vie spirituelle de la vie publique. Elle signait par exemple son courrier B’chira ben M’rad, présidente de l’Union des Femmes sans aucune référence religieuse au nom de l’association. Elle a décidé de garder le nom de son père et avant que les féministes occidentales ne réclament ce droit après le mariage. Elle encourage la mixité. Pour B’chira, la lutte pour l’indépendance ne peut se concevoir sans échanges d’idées entre les deux sexes.

Elle voyage en Europe de l’est (Russie, Pologne et Roumanie) et admire les femmes au travail. Elle soutient les femmes diplômées du supérieur et organise, le 18 avril 1938, une réception en l’honneur de Tawhida ben Cheikh, première femme médecin et premier modèle pour toutes ses sœurs dans l’accès à l’excellence de la connaissance scientifique.

Dès les années 40, B’chira encourage la jeunesse féminine de l’association à se libérer du voile, et lors d’une manifestation dans les années 50, et 5 ans avant la campagne de Bourguiba contre le voile, B’chira est gênée par son sefsari pour porter le drapeau national, elle le rabat alors sur ses épaules, libère ses mains et ses cheveux.

B’chira était ouverte à tous ceux et celles qui ne partageaient pas forcément ses idées ou ses croyances: Elle militait avec des femmes proches du Parti Communiste et collaborait avec celles qui œuvraient au sein des «lits blancs», une association tunisienne juive qui s’occupait des enfants en détresse.

Les femmes se devaient d’être instruites car une société dont la moitié est ignorante ne peut avancer. B’chira a beaucoup fait pour les droits des femmes, même si elle n’en parlait pas beaucoup du fait que sa préoccupation première était l’indépendance du pays.

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